Réforme du don d’organes post-mortem, vers le renforcement de la « bio-solidarité » ?
Il y a un mois l’Assemblée nationale, au décours des débats sur le projet de loi Santé, adoptait un amendement qui a immédiatement suscité la polémique, sur un sujet hautement sensible où s’affrontent les données objectives et souvent brutales des dons et des malades en attente de greffe et les conceptions éthiques, philosophiques et sociétales autour du corps, de sa libre disposition par l’individu, du droit de la société de pouvoir, à la mort du sujet, utiliser au profit d’autrui les éléments d’un corps rendu ainsi à tous.
Les chiffres
Chaque année en France sont pratiquées plus de 5.000 greffes d’organes, principalement de rein, de foie et de cœur. D'après les statistiques de l'Agence de la biomédecine, la quasi-totalité des dons (92%), provient de personnes décédées, prélèvements post mortem, les 8% restant correspondent aux prélèvements sur personnes vivantes, limités à certains organes, et relevant d’un régime juridiquement beaucoup plus formalisé et procéduralisé[1]. Les débats aujourd’hui se concentrent sur les prélèvements sur le corps mort. Les besoins sont considérables et en retour, souligne-t-on, les risques de dérives vers l’instrumentalisation du corps plus aigus. Selon les chiffres fournis par la fédération des associations pour le don d'organes et de tissus humains (France ADOT), en 2014, 20 311 personnes étaient dans l'attente d'une greffe, un chiffre en hausse de 46 % par rapport à 2007, mouvement qui devrait continuer au rythme du vieillissement de la population et de l’avancée des techniques. Dans le même temps, le nombre de donneurs potentiels n'a augmenté que de 6 %, pour atteindre 3 336 personnes. 579 patients sont décédés avant d'avoir pu bénéficier d'une greffe. L’écart se creuse ainsi inexorablement entre une demande de plus en plus forte et un nombre de greffons relativement stable.
Le dispositif actuel[2]
L’une des raisons de la situation, ont argumenté les parlementaires M.Touraine et Mme Delaunay, auteurs de l’amendement contesté, réside dans le cadre juridique actuel du prélèvement. Toute atteinte au corps humain exige impérativement le consentement de la personne. Ce principe cardinal n’a jamais été remis en cause ; en revanche, ses formulations peuvent être très variables. Ainsi en matière de dons, et pour en faciliter l’exercice, le législateur en 1976, a autorisé de façon générale les prélèvements post mortem (organes mais aussi peau, os, tissus mous de l'appareil locomoteur, cornée, valves cardiaques, artères, veines), tout en en précisant de façon limitative les finalités –ces prélèvements ne peuvent être effectués qu'à des fins thérapeutiques ou scientifiques, et non commerciales par exemple-, et le régime juridique, marqué par l’anonymat et la gratuité et dominé par le respect du consentement. Ce respect dû à la personne du défunt implique la recherche de son éventuel refus ou consentement à un prélèvement post mortem. Simplement pour fluidifier les procédures, il a été posé la règle selon laquelle ce consentement devait être présumé : de la sorte, toute personne qui ne s’est pas formellement opposée de son vivant aux prélèvements après sa mort, est censée être d’accord pour donner ses organes et tissus. Cette possibilité de prélèvement quasi-systématique, dans un contexte de méconnaissance générale des textes par les patients, d’ignorance de presque tous concernant la nécessité de faire savoir le non-consentement, et de mise à l’écart de la famille, a suscité de multiples critique par sa brutalité. A la suite de douloureuses affaires relayées par la presse et de nombreux débats, le législateur a décidé en 1994, non de remettre en cause la présomption de consentement, mais de recourir au témoignage de la famille pour conforter l’accord ou le refus de la personne décédée. La loi de 1994 prescrit ainsi au médecin qui n’aurait pas directement connaissance de la volonté du défunt, de « s’efforcer de recueillir le témoignage de sa famille». Le Code de la santé publique organise ainsi le prélèvement d’organes, de tissus, de cellules, de produits (art. L. 1232-1 et L. 1241-6, C. santé publ.): le consentement de l’intéressé étant toujours présumé, il faut, pour l’entourage qui s’opposerait au don, apporter la preuve contraire, celle du refus du prélèvement, par tout moyen. À cet effet le défunt a pu s’inscrire sur le Registre national de refus institué à cette fin. Mais le code fait également obligation aux médecins chargés de prélever de s’efforcer de recueillir auprès des proches l’opposition au don d’organes éventuellement exprimée de son vivant par le défunt. La pratique laisse donc, de fait, à la famille, la titularité de la libre disposition du corps.
Des pierres d’achoppement…
A donner ainsi le dernier mot à la famille, pour d’aucuns à l’encontre de l’esprit des textes, il était évident que l’on s’exposait à des risques accrus de refus, soit par opposition à ce que l’on touche à l’intégrité corporelle d’ un être cher à peine éteint, soit par ignorance de ce qu’aurait été la volonté personnelle de ce dernier. Les équipes médicales se sont ainsi adaptées, intégrant à la procédure le nécessaire dialogue avec les familles et le respect de leur désarroi comme de leur opposition aux prélèvements.
Or ce taux de refus n’a cessé de progresser, atteignant plus d’un cas sur trois (33,6 %), avec de grandes différences selon les régions, renforçant la tension entre dons et besoins de greffons. De fait, le nombre de donneurs possibles est déjà très limité par principe, le système français ayant longtemps privilégié le prélèvement sur patient en état de mort cérébrale, type de décès rare puisqu’il représente moins de 1 % des morts survenant à l’hôpital. Cette rareté alliée au taux de refus explique en grande partie notamment la pénurie actuelle d’organes.
Comment contrer ce mouvement de pénurie croissante ? L’un des axes est d’ouvrir les possibilités techniques de prélèvement en permettant qu’ils puissent être aussi autorisés sur des personnes en arrêt cardiaque irréversible après arrêt des mesures de réanimation (Cf arrêté du 2 août 2005 autorisant de nouveau le prélèvement d’organes et de tissus « sur une personne présentant un arrêt cardiaque et respiratoire persistant »), exception faite pour l’instant des personnes pour lesquelles une décision d’arrêt de soins a été est prise et ce, avant d’éviter toute équivoque sur les motivations de la décision d’arrêt des traitements (l’ABM vient toutefois d’ouvrir une phase pilote qui garantit "l'étanchéité des filières", c'est à dire la séparation entre l'équipe qui décide l'arrêt des traitements, d'une part, et celle qui prélève les organes). L’autre voie est de modifier le cadre juridique du don afin de limiter les cas de non prélèvement. C’est en ce sens que l’amendement Touraine-Delaunay a proposé d’exclure désormais les familles de la décision, en ne recherchant que la volonté du défunt. Les auteurs de l’amendement ont en effet déploré que « dans la majorité des cas, cette opposition est exprimée par une famille qui, faute d’information sur le choix du défunt, refuse, par précaution, le prélèvement d’organes. La manifestation de ce refus est d’ailleurs souvent en contradiction avec le texte de la loi : en effet, ce n’est pas l’avis de la famille qui est requis par la loi, mais le témoignage le plus juste et le plus assuré de la volonté du défunt. » La rédaction actuelle de la loi organise selon eux un flou juridique préjudiciable dans la mesure où plusieurs notions, telles que celle de « proches », ne sont pas précisément définies. Et que faire dans le cas d’une famille où plusieurs points de vue s’opposent… ? ». C’est pourquoi le texte en discussion au printemps 2015 visait à passer outre le refus des familles. Il ne bouleverse pas le sens du dispositif actuel car la volonté du défunt demeure centrale. Mais il tend à éviter que les familles ne se substituent à lui dans l’incertitude de la volonté du défunt. C’est bien la présomption de don qui doit jouer. Dans l’amendement alors présenté, seule l’expression du refus de la personne sur le registre national aurait pu s’opposer à la présomption de consentement, ce qui pour beaucoup a été interprété comme instituant un système de prélèvement quai-automatique.
Finalement, à l’issue des débats, les parlementaires ont assoupli la rigidité du dispositif initial qui ne prévoyait qu’un seul mode d’expression du refus, l’inscription sur le registre national automatisé et ont autorisé d’autres modalités possibles de recherche de la volonté du défunt. Les modalités par lesquelles ce refus pourrait être exprimé et révoqué sont renvoyées à un décret du Conseil d’État publié d’ici le 1er janvier 2017. Ainsi, selon l‘article 46 ter qui sera discuté au Sénat prochainement, « Le médecin informe les proches du défunt, préalablement au prélèvement envisagé, de sa nature et de sa finalité, conformément aux bonnes pratiques arrêtées par le ministre chargé de la santé sur proposition de l'Agence de la biomédecine. Ce prélèvement peut être pratiqué sur une personne majeure dès lors qu'elle n'a pas fait connaître, de son vivant, son refus d'un tel prélèvement, principalement par l'inscription sur un registre national automatisé prévu à cet effet. Ce refus est révocable à tout moment. »
Partant, le registre national des refus devient non plus le seul mais le moyen « principal »pour exprimer son refus d'un prélèvement d'organe à son décès. Quant aux familles, elles seront informées mais non plus consultées au point de bloquer tout prélèvement. Tel est le dispositif actuellement mis en cause et dont on perçoit tout à la fois les légitimes préoccupations et les risques (singulièrement si l’on ouvre comme cela est prévu le prélèvement sur personne décédée à la suite d’un arrêt de traitement).
Au-delà de l’expression du refus, la confrontation de deux conceptions de la solidarité
Le consensus existe sur les difficultés de la situation des malades en attente de greffes comme sur certaines modalités d’expression de la volonté de chacun, faciles à mettre en place telle l’inscription de cette volonté sur la Carte vitale (solution étonnamment et paradoxalement rejetée lors des débats à l’Assemblée nationale…). Les textes incitent au don, sur des principes que rappelle la directive européenne 2010/45/UE: « pour que des organes soient disponibles afin d’être utilisés dans un but thérapeutique, il faut que les citoyens de l’Union soient prêts à effectuer des dons. L’altruisme est un facteur important du don d’organes. Afin d’assurer la qualité et la sécurité des organes, les programmes de transplantation devraient reposer sur les principes du don volontaire et non rémunéré. C’est essentiel, car la violation de ces principes pourrait entraîner des risques inacceptables. Lorsque le don n’est pas volontaire et/ou lorsqu’il est effectué en vue d’un gain financier[3]. »
Le corps est aujourd’hui une ressource de santé, pour le soin et pour la recherche. Une ressource qui pourrait facilement avoir un prix, une valeur sur le marché, à un niveau très élevé. Les risques d’exploitation sont évidents autant qu’avérés. L’Etat s’interpose alors souvent, au nom du principe de dignité, pour éviter l’exploitation du corps des plus faibles économiquement ou physiquement. Ce faisant, il dispose des outils juridiques d’affectation de cette ressource. Ne pas faciliter le don d’organe, c’est aussi prendre le risque que certains se procurent ces organes sur un « marché » clandestin, même si les conditions d’accès au trafic d’organes demeurent complexes, très risquées et limitées aux personnes les plus riches.
Pour autant, la volonté de la personne ne saurait être effacée de cette disposition de son corps par l’Etat. Le régime actuel du don d’organe en France maintient, depuis l’origine, la présomption de don pour les dons post-mortem. Il ne s’agit pas d’une entorse au principe de liberté des funérailles car l’individu informé peut s’inscrire sur un fichier de refus de don géré par l’ABM. Surtout, si la solidarité a justifié que l’on présume la volonté de donner, en pratique, les équipes de transplantation s’informent auprès des proches de l’absence de refus et respectent le témoignage contraire.
La disposition de la dépouille : le défunt, la famille, l’Etat[4]
Le cadavre entre sans conteste dans la catégorie des choses[5], certes protégées, mais des choses tout de même. Or, ce qui ne saurait plus être une personne juridique, reste très fortement personnalisé, socialement protégé. La protection du cadavre se place sous le signe de la dignité[6], mais il s’agirait moins de la dignité de l’être humain qui suppose d’être en vie que d’une réminiscence d’une dignité sociale de la personne dont le souvenir suscite le respect. C’est pourquoi le cadavre ne connaît qu’un très faible niveau de protection de son intégrité et que les sépultures et les dépouilles fort anciennes ne faisant plus l’objet d’un culte sont violées sans que l’on pense à se soucier de leur dignité.
Selon Gérard Feldman « le don a pour finalité de sauver une vie et doit par conséquent être d’abord considéré comme un devoir de solidarité envers son prochain. Il représente une forme de vivre ensemble, une sorte de contrat social »[7]. La loi de 2011 a instauré l'obligation légale d'une information dispensée dans les lycées et les établissements d'enseignement supérieur sur la législation relative au don d'organes à fins de greffe. La dette de la société à l'égard des donneurs s'exprime désormais lors d'une « Journée nationale de réflexion sur le don d'organe et la greffe et de reconnaissance envers les donneurs ».
Alors ? Un élan de « bio-solidarité » contre les familles ?
On n’attend pas nécessairement le thème de la solidarité sur le terrain de la bioéthique[8]. Quand on parle d’éthique du vivant, on y voit habituellement plutôt les grands interdits tenant à la vie et à la mort dans leur lutte avec l’autonomie personnelle, lutte parfois arbitrée par la notion de dignité de la personne. Et pourtant la solidarité se trouve de plus en plus mobilisée elle aussi pour orienter les solutions juridiques autour d’un certain nombre de conflits et d’équilibres dans le domaine de la recherche biomédicale, de l’assistance médicale à la procréation, du don d’organes, d’éléments ou de produits du corps humain ou encore de tests génétiques. Ces questions se rapprochent ainsi du secteur voisin de la santé et de la solidarité quand il s’agit d’accès aux soins. Il semble que l’Etat soit de moins en moins légitime à interdire un libre usage des corps et de leurs éléments au nom d’interdits purement moraux. Il se tourne ainsi vers des arguments politiques, non moins moraux, mais plus ancrés dans ses missions d’Etat providence : la solidarité des corps pour le soin, pour la réalisation des projets familiaux, pour l’avancée de la recherche biomédicale. On n’interdit plus simplement à l’individu de décider de l’usage de son corps, on l’y autorise à condition d’orienter son action vers le bien commun et la solidarité vers ceux dont les fonctions sont défaillantes.
Cette solidarité s’exprime par exemple par l’ouverture et l’incitation forte au don d’organes ou de gamètes ou d’autres produits du corps comme le sang sous toutes ces formes, par la promotion de la recherche biomédicale, son financement, son accession aux collections de ressources biologiques, son ouverture à l’embryon, etc… mais encore par l’interdiction de s’accaparer pareilles ressources.
Xavier BIOY Isabelle POIROT-MAZERES
Professeur de Droit Public Professeur de Droit Public
Directeur de l'Institut Maurice Hauriou Co-directeur de l'Institut Maurice Hauriou
[1] Dans le cas de prélèvement sur donneur vivant, le consentement écrit et explicite du donneur est requis ; son authenticité est de plus vérifiée par un comité d’expert et il est exprimé devant l’autorité judiciaire.
[2] I. POIROT-MAZERES, « Le don d’organes », in Le don en droit public, sous la dir. De N. JACQUINOT, Presses de l’Université des sciences sociales de Toulouse, Actes de colloques IFR n° 17.
[3] DIRECTIVE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 7 juillet 2010 relative aux normes de qualité et de sécurité des organes humains destinés à la transplantation.
[4] Voir Traité des nouveaux droits de la mort, sous dir. Mathieu Touzeil-Divina, Magali Bouteille-Brigant & Jean-François Boudet, Ed. L’Epitoge-Lextenso, 2014.
[5] Cass. 2e civ., 17. juill. 1991.
[6] Selon l’article 16-1-1 du Code civil créé par la loi du 19 décembre 2008 relative à la législation funéraire : « le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence » ; voir aussi CE, Ass., 2 juill. 1993, Milhaud : principe fondamental relatif au respect dû par le médecin à son patient même après sa mort ; le Code pénal comporte une section intitulée « Des atteintes au respect dû aux morts » (art. 225-17 et s.). Toute atteinte à l’intégrité du cadavre, par quelque moyen que ce soit, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.
[7] La bioéthique, Armand Colin, Coll. 25 questions décisives, 2010, p.50
[8] X. BIOY, « Solidarité et bioéthique »,
Revue européenne de droit public, vol. 26, 1/2014
, pp. 97-123